samedi 10 mars 2012

Trois Plumes : le Courlis esquimau



Je vous présente le premier billet d'une série de trois (Trois Plumes…) sur des oiseaux disparus. Je reviendrai plus tard sur les chats, les grands petits prédateurs urbains.


Photo : Roger Latour. Avec aimable autorisation du Musée Redpath, Université McGill


Numenius borealis, Courlis esquimau, Courlis du Nord, autrefois Corbigeau, Eskimo curlew, Playero esquimal (Argentine)

Je ne sais si je dois parler du Courlis au présent ou au passé. Personne ne sait s'il est toujours sur la planète… on ne l'a pas vu depuis quelques décennies. C'est aujourd'hui une espèce protégée même si on ne peux être certain qu'elle soit encore de ce monde. Aucune observation de nidification confirmée n'a été faite depuis plus de cent ans et la dernière mention bien documentée (par un coup de feu…) date de 1963. Puis, comme en écho, de plus en plus faible et distant, seules de rares observations sont faites ici et là. Le Courlis, présent ou passé?


 Jean-Jacques Audubon, Birds of America, 1830


Le Courlis esquimau a déjà été un des oiseaux les plus communs au Canada. Ses fabuleuses migrations le faisait passer par le Nord de toutes les provinces à l'est des Rocheuses. Il nichait dans les Territoires du Nord-Ouest. Les petits élevés, il volait vers l'Est, traversait la Baie d'Hudson jusqu'au Labrador puis descendait pour atteindre la Nouvelle-Angleterre. Finalement de là, et d'un seul trait, en grande vitesse, il s'envolait au-dessus de l'Atlantique vers l'Amérique du Sud. Phénoménal! Il passait l'hiver, loin au sud, dans la Pampa de l'Argentine. Au retour il prenait un tout autre chemin, passant par l'Amérique Centrale, le sud des États-Unis, le Texas, puis il traversait les Prairies jusqu'aux sites de nidifications dans les Territoires du Nord-Ouest.

Audubon l'a observé au Labrador en juillet 1833 : "en volée si dense que ça me rappelait les pigeons voyageurs". L'oiseau ne craignait pas les humains et sa chasse était d'autant plus facile qu'il s'amassait en grande colonie et ne fuyait même pas quand ses congénères étaient tués. Vu que sa chair était réputée parmi les meilleures, c'était alors vraiment un cadeau du ciel... 



A History of the Birds of Europe (1871-1881)  Henry Eeles Dresser (1838-1915).

"Traversant le golfe du Saint-Laurent", continue Audubon, "ils volaient en groupe serré, avec leur habituelle vitesse, en lignes irrégulières, en désordre, d'une façon semblable aux pigeons voyageurs, à l'instant présentant un large front, puis se réunissant pour former une masse compacte". Audubon en tue quelques-uns et les trouve "extrêmement gras et juteux, spécialement les jeunes dont nous avons mangé plusieurs".



 Le Courlis se nourrissait de Camarine noire (Empetrum nigrum) Ill. et Photo : Wikipedia.


Hélas pour le courlis tous les chasseurs étaient d'accord avec Audubon! L'oiseau était délicieux… Il voyageait beaucoup, changeant son alimentation selon les habitats et les saisons. Les chasseurs évitaient les oiseaux qui se gavaient de mollusques dans les marécages. Ils préféraient le moment de l'année où ils se nourrissaient avec les fruits de Camarine noire qui les engraissaient rapidement, la chair devenait alors plus savoureuse... Le plumage prenait même alors une coloration pourprée. Un mortel code coloré! Imaginez un peu, les oiseaux devenaient de véritables soupers volants! Bien dodus! Pas farouches et compacts! Color coded… Facile! Dans les Maritimes on les appelaient d'ailleurs "Doughbird" (oiseau-pâte) ce qui n'est pas sans rappeler l'histoire de la tourte et la tourtière… Yen a pour tout le monde! 



Color-coded pour la disparition. Kolorama ©Roger Latour

Pour tout le monde mais pour combien de temps? La Tourte voyageuse (Ectopistes migratorius) et le Courlis esquimau ont le même comportement grégaire qui facilite la chasse qui devient industrielle. Au milieu du 19e siècle, les populations du Courlis comptaient encore des millions d'individus et constituaient toujours une source de nourriture pour les autochtones du Nord et les métis de l'Ouest. Pour les pêcheurs et les colons partout en Amérique aussi! L'oiseau est ainsi devenu un gibier alternatif de choix vu la rareté et l'éventuelle disparition de la Tourte voyageuse. Tout allait bientôt changer pour le Courlis esquimau...

Ce n'est qu'après l'orgie continentale qui mena la Tourte voyageuse irrémédiablement au bord de l'extinction vers les 1870 que l'on commençât à tuer le Courlis esquimau en grand nombre. Plus de Tourtes? Aux Courlis! C'est alors un changement au menu d'une table de dimension continentale! Peut-on imaginer l'impact? Au moment de son retour de l'hémisphère Sud, alors qu'il passait par les Prairies, il se posait sur les champs par colonies qui couvraient 50 acres. On les appelait (affectueusement? délicieusement? en salivant?) "pigeons des prairies". Et vous savez, être appelé "pigeon", c'est jamais un bon signe…

La chasse s'organisait à une échelle qu'on imagine mal aujourd'hui et comme pour la Tourte on remplissait des wagons avec la petite bête… tous les restos des grandes villes en voulaient! Encore! Jusqu'à 2 millions de Courlis étaient ainsi tués, chaque année. Constamment, du Sud au Nord, suivant sans relâche sa remontée tout au long de la voie migratrice, on le chassait. Partout, sauf là-bas où il nichait, c'était loin, trop loin. Mais combien arrivaient finalement pour se reproduire dans ce refuge? De moins en moins et vers les années 1890-1900 l'oiseau était déjà rare. En 1916 on en interdit la chasse aux États-Unis puis en 1917 au Canada. Mais les populations ne se rétablissèrent pas… il était trop tard. Le festin s'était évanoui. Nous nous étions tous bien engraissés.

 Kolorama ©Roger Latour


La chasse n'est pas la seule cause de l'effondrement des populations du Courlis. Bien des pressions se combinaient sur l'oiseau et en parallèle de cette chasse,  son habitat disparaissait. Les Prairies indigènes devenaient autre chose, se fragmentant par l'agriculture et l'élevage extensif des bovins qui s'y développaient rapidement. La suppression des feux de prairies allait aussi en changer radicalement l'écologie. L'oiseau ne trouvait plus son alimentation. Il n'avait plus d'habitats lors des migrations. Et ce fût la même chose un peu plus tard de l'autre côté de l'Équateur, dans la Pampa de l'Argentine, habitat parallèle de celui de nos Prairies, où la conversion en terre agricole et l'élevage bovin transforment aussi tout le territoire.

Le Courlis a perdu ses deux maisons, celle du Nord et celle du Sud. L'oiseau qui migrait lors des renversements de saison, passant d'un continent à un autre est apparemment passé à travers le miroir...

Qui a deux maisons perd la raison dit le dicton. Notre grand migrateur avait bien deux maisons, toutes deux disparaissant. Mais c'est dans notre estomac qu'il s'est évanoui, engouffré. C'est dans notre ventre qu'il s'est perdu.

Il est difficile de vérifier s'il existe encore le Courlis, combien en reste-t-il? 100? 50? Difficile à dire, il habite si loin le Courlis, trop loin, loin dans la disparition.


Lisez cette observation récente de Courlis esquimau en 2006 à Peggy's Cove





2 commentaires:

  1. La photo du Courlis esquimau sur fond noir est très touchante. L'oiseau disparu a ici quelque chose d'éternellement capté. On y reconnaît talent et respect. Et je vous l'ai volée, en passant.

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  2. Merci de ce commentaire. Voler la photo d'un oiseau envolé, c'est un peu convoler, non?

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