La rivière des Prairies et le rapide du Cheval blanc.
Nous voici à nouveau sur les rives de la rivière des Prairies, qui est la limite Nord de l'île de Montréal. Dans ce troisième billet sur l'excursion extraordinaire exploratoire du parc du Rapide du Cheval Blanc je vous parle de l'Orme de Thomas aussi appelé l'Orme liège (Ulmus thomasii, Rock elm). Je vous parlerai des autres arbres rencontrés à une autre occasion.
Certains noms communs d'arbres sont si parlant, même si on ne sait pas ce qu'ils veulent dire! Poésie? Certainement dommage qu'il soient souvent laissés de côté. Comprenez-moi bien: je me sers volontiers des noms latins des plantes, je trouve qu'il est plus simple de n'utiliser et de devoir mémoriser qu'un seul nom pour une espèce donnée. Mais contrairement au nom commun érable à Giguère (Acer negundo), à propos duquel personne ne sait qui était ce mystérieux Giguère, l'ancien nom commun de Ulmus thomasii, l'Orme de Thomas, honore David Thomas qui l'avait originalement décrit sous le nom de Ulmus racemosa en 1831.
Le nom latin a depuis été changé (ça c'est une autre histoire...) et le nom français normalisé est l'Orme liège. Dommage et trompeur! On perd ainsi le nom de celui qui l'a décrit en premier et le liège est un caractère souvent incertain pour identifier l'espèce en question...
La répartition de l'Orme de Thomas (d'après www.nrcan.gc.ca). Tout juste présent au Québec!
Je cherche cet arbre depuis assez longtemps et je doute toujours de son identité. Qui est-il? Cette semaine c'est ce qui nous amène par ici. Nous, c'est Charles L'Heureux et moi. Sans les samares (les fruits portant les graines) identifier des ormes peut être aventureux! Il y a deux semaines, encore, nous avions croisé ici et là des ormes dont l'identification était difficile et comme les graines sont disparues depuis longtemps... Sur le Mont Royal, par exemple, où il y avait quelques ormes à l'écorce liégeuse et à l'allure les distinguant de l'Orme d'Amérique. Était-ce l'Orme de Thomas?
Venant sur la rivière des Prairies, nous étions bien décidé à en avoir le coeur net de l'identité de cet arbre, de le voir et d'imprégner nos yeux de son apparence. Une mission aussi sérieuse demande une bonne préparation. Nous avons donc relu avec attention le rapport sur La situation de l'orme liège (Ulmus thomasii Sargent) au Québec*. Avec un tel rapport, réunissant l'ensemble des informations des herbiers et de la littérature, récent et produit par toutes les sommités en botanique ici, nous étions prêts à tout!
Cherchant l'arbre, notre attention était souvent piquée par ces ormes aux feuilles jaunâtres.
L'arbre est rare, quelques milliers d'individus au Québec tout au plus.
C'est que la répartition de l'Orme liège est surtout localisée au sud des Grands
Lacs et dans le haut Mississippi. Ici au Québec, l’espèce se trouve à la
limite nord-est de son aire de répartition. On le trouve surtout dans
les régions de Montréal et de Gatineau.
C'est un arbre à croissance lente et à la reproduction limitée. Son bois est très dur et il a été intensivement récolté, surtout au 19e siècle pour les navires, les instruments de ferme, les meubles et même les instruments de musique. Ajoutons qu'en plus à l'époque en Amérique si vous étiez bon à faire des traverses de chemin de fer... vous étiez cuit!
Ajoutez qu'ensuite au 20e siècle arrive la maladie hollandaise de l’orme, qui l'atteint comme les autres ormes, et on comprend que l'arbre soit aujourd'hui rare. Encore plus par ici. Son avenir n'est pas brillant non plus: on le trouve justement dans les régions les plus développées du Québec… C'est ce qui explique que l'arbre a été désigné menacé en 2005 en vertu de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables.
Mais l'arbre est-il donc si rare qu'il soit très difficile de le trouver? Pas forcément... Il y a d'autres facteurs (pour moi, du moins!) qui expliquent peut-être une partie de sa rareté... Nous revenons sur des questions de choix de mots mais pour sa description cette fois.
Écorce écailleuse du tronc ET des branches: c'est un bon caractère pour identifier l'Orme liège.
À commencer par la description trompeuse de l'arbre dans le rapport mentionné:
"branches principales relativement courtes, les inférieures réclinées ou plus ou moins horizontales, paraissant tordues et noueuses, couvertes de crêtes liégeuses, 3-10 mm de largeur, souvent noires, lui donnant une apparence négligée ou broussailleuse; rameaux latéraux courts, liégeux et souvent noirs"
On dit bien: branches principales couvertes de crêtes liégeuses, non? On ajoute rameaux liégeux, non? Du liège sur un arbre indigène, c'est assez notable! Alors devant chaque orme qui était par certains critères un candidat possible au nom de Ulmus thomasii nous faisions en bon soldats la vérification des branches. Y avait-il des crêtes liégeuses? Non? Alors... alors c'était pas une Orme liège! (rassurez-vous je suis pas toujours si bête!). Nous avons vérifié la présence ou non de crête liégeuse sur les branches d'une bonne dizaine d'arbres. Nous les avions d'abord distingué de l'Orme d'Amérique ou de l'Orme rouge (deux arbres que nous connaissons bien) par la forme d'ensemble, les feuilles plus petites ou jaunâtres, l'écorce du tronc liégeuse ou l'architecture des branches et mille suppositions. Nous étions sérieusement malmenés! L'endroit est réputé abriter l'arbre! Nous ne sommes toujours pas certains de l'avoir trouvé. Alors où se cache-t-il?
Les crêtes liégeuses sur une branche (pas photographié à Montréal! par Ronnie Nijboer, Wikipedia)
Après quelques heures de recherche, d'observation et de discussion sur les lieux, Charles en a eu marre et a eu un coup de génie, il me dit:
"Rodge, on se trompe en faisant une fixation sur la présence de crêtes liégeuses sur les branches, c'est une erreur dans le document!"
Euréka! Dès qu'il a dit cela je me rendais à l'évidence: les branches n'ont pas de ces supposé crêtes liégeuses. Mais :
1-
nous sommes dans une population d'Orme liège connue et documentée
2- nous
connaissons les autres ormes et ces nouveaux arbres sont distincts
3- l'écorce du tronc est liégeuse
4- la silhouette de ces arbres est cylindrique...
5, 6, 7...
Autrement dit : si ça dort dans la cabane à chien, que ça jappe et que ça branle de la queue quand vous dites Fido, c'est un chien! Collier au cou, os dans la gueule ou pas! Il faut appeler un chien, un chien!
L'air négligé de Thomas fait tout son charme. Mais ce n'est pas du liège sur la branche...
Nous avions hâte de rentrer et de bien relire les autres références. À commencer par la Flore Laurentienne de Marie-Victorin évidemment. C'est ce qu'on a fait chacun de son côté et avec le même constat: le choix malheureux de quelques
mots dans le Rapport nous faisait chercher des caractères qui ne sont pas
toujours présents. On ne les a pas vu sur
aucun des nombreux spécimens examinés ces crêtes liégeuses sur les branches.
Montage à partir de la Flore Laurentienne.
Pourtant
dans la Flore Laurentienne, Marie-Victorin le dit clairement : "rameaux
souvent ailés-subérifiés". Un seul mot a été laissé de côté dans le
Rapport : "souvent"! Ce qui ne veux pas dire toujours... Cela a été
suffisant pour nous torturer toute la journée (et à d'autres occasions
aussi) surtout moi, pauvre de moi... Je cherchais toujours les foutues
subérisations (le liège) qui n'étaient pas là...
C'est
souvent le cas, mais tous les chiens ne dorment pas dans une cabane à chien...
D'autres références ont la même précaution que Marie-Victorin (le superbe!) et affirment que le liège n'est pas toujours présent sur les branches.**
Bon, voilà! Nous l'avons trouvé l'Orme liège ou de Thomas. Je crois! L'ultime vérification ne sera possible qu'au printemps parce que LE seul vrai et déterminant caractère c'est la forme de l'inflorescence et des fruits (des samares, voyez le dessin ci-haut et ci-bas)
Montage à partir de photo et dessins tirés du site www.nrcan.gc.ca
De retour notre arbre à une plus grande échelle. Les différentes références mentionnent souvent son air négligé au tronc branchu et son écorce souvent floconneuse. C'est la combinaison de caractère initiale la plus utile afin de le trouver. Puis enfoncez votre ongle dans l'écorce du tronc. Vous constaterez alors (bien souvent mais pas toujours!) que c'est comme du liège. C'est du liège...
Une silhouette qui n'a rien à voir avec les autres ormes.
Si vous avez en mémoire l'allure de l'Orme d'Amérique, au tronc étroit et haut, sans branche, puis en forme de vase étalé au sommet vous pouvez constater que l'arbre juvénile à gauche et l'adulte à droite n'ont pas du tout cette silhouette familière. La forme n'a rien d'un vase mais bien celle d'un cylindre d'une même largeur, branchu de bas en haut!
C'est probablement l'Orme liège... sur le mont Royal!
Mais voilà que cette simple question du choix d'un seul mot pour la description
de l'arbre a des implications insoupçonnées... Il y a trois ans avec
Bronwyn Chester, Charles et moi avions été confrontés à ce problème
d'identité. Puis il y a deux semaines encore. Cela à des endroits
différents sur le Mont Royal. L'Orme de Thomas serait-il donc présent
sur le Mont Royal? Un inventaire récent*** des plantes de notre chère montagne comporte une liste des espèces rares. L'Orme liège n'y figure pas! Cet inventaire est probablement la source de
l'affirmation que l'Orme liège est absent du mont Royal dans le rapport mentionné plus haut.
Comme je vous le disais les ultimes vérifications attendront le printemps, les samares nous donneront alors l'essentiel caractère prouvant l'identité de notre très cher Orme de Thomas.
*Sabourin, A. et N. Dignard, 2006. La situation de l’orme liège (Ulmus thomasii Sargent) au Québec. Herbier du Québec, Direction de la recherche forestière, ministère des Ressources naturelles et de la Faune, rapport préparé pour le Centre de données sur le patrimoine naturel du Québec, ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs. 35 p.
**Fralish, James Steven et Franklin, Scott B. 2002. Taxonomy and Ecology of Woody Plants in North American Forests (excluding Mexico and Subtropical Florida). John Wiley and Sons
**Weeks, Sally S. Weeks, Harmon P. Parker, George R. 2010. Native Trees of the Midwest: Identification, Wildlife Values, and Landscaping Use. Purdue University Press
***Marineau, K. et M.-È. Dion. 2008. Inventaire de la végétation
terrestre du mont Royal 2006- 2007. X + 118 p. + annexes. Rapport
d’inventaire réalisé pour le Bureau du Mont-Royal, Ville de Montréal.
À revoir mes autres billets sur les ormes (tapez "orme" dans le champ de recherche dans la colonne de droite du blog) je devrai probablement faire quelques corrections. Par exemple la planche des bourgeons et cicatrices foliaires que j'ai fait pour le billet
Ormes hors normes comptent trois ormes rouges et peut-être un orme de Thomas...