Aller où on ne coupe pas l'herbe... étonnant de voir cette herbe haute... dans un parc...
La semaine dernière je suis allé visiter le quartier Nouveau-Bordeaux dans l'Arrondissement d'Ahuntsic-Cartierville, tout au nord de l'île de Montréal sur la Rivière des Prairies. Dans un billet précédent je vous parlais d'un parc inattendu que l'on a trouvé lors de cette sortie à la recherche de l'agrile du frêne. J'y reviens aujourd'hui en vous présentant quelques arbres qu'on y a vu. Et de l'expérience de gestion différenciée de cet espace vert bien spécial...
Un des frênes du parc, peut-être victime de l'agrile.
Le parc (de détente, selon la classification) De Salaberry a une superficie d'environ 40,000 mètres carrés. Il faisait partie des propriétés de Joseph-Marcellin Wilson, homme d'affaires, philanthrope et sénateur, qui a légué ce lot boisé en même temps qu'un autre plus au sud dans le quartier. Ce dernier, beaucoup plus grand, porte son nom et cache quelques autres boisés plus naturels.
Un gros spécimen d'Érable noir, Acer nigrum.
Que trouve-t-on dans ce parc où ne passe plus la tondeuse depuis deux ans? Tout d'abord l'Érable noir (Acer nigrum) avec un spécimen massif sur la rue Frigon et quelques-uns plus jeunes mais de bonnes tailles, ici et là. Notable : en plus on trouve des semis spontanés. Puiqu'on qu'on ne passe pas la tondeuse…
Le feuillage de cette espèce est vert foncé, comparable en cela à l'Érable de Norvège (Acer platanoides) et bien plus sombre que l'Érable à sucre (Acer saccharum) avec qui on le confond. Le revers des feuilles est velouté, les veines et le pétiole sont pubescents.
Une planche vite faite...
Ces derniers caractères sont toutefois variables (et probablement fugaces) et quelquefois absents, peut-être à cause de l'hybridation avec les érables à sucre. Autre fait à noter, les érables noirs du coin n'ont produit aucune samare cette année. La production des fruits est en effet irrégulière chez certaines espèces d'érables. Les seuls fruits que j'ai trouvé sont ceux de l'an passé qui avait été une bonne récolte à en juger par les spécimens que j'ai vu alors.
Il faut savoir que ce parc est en fait le vestige d'une forêt originelle : une bonne partie des arbres qu'on trouve ici sont nés ici. Ils ne viennent pas d'une pépinière! La nursery est ici même... sur les lieux. Ces arbres sont ce qu'on appelle des écotypes, des vrais et authentiques arbres Montréalais, sauvages. Ils sont parfaitement adaptés au climat et à l'écologie générale de l'île. La biodiversité repose sur la diversité génétique et voilà exactement ce qu'on trouve ici! Ce bout de territoire n'a pas connu la hache du déboisement. Étonnant...
Il y a aussi des noyers cendrés (Juglans cinerea) dont la plupart, malheureusement, étaient atteints du chancre du noyer cendré (Ophiognomonia clavigignenti-juglandacearum ou Sirococcus c. j.). Cette espèce d'arbre est maintenant en voie de disparition à cause de ce champignon. Peut-être trouvera-t-on un jour des arbres qui résistent naturellement à cette maladie. Peut-être que ce sera ici qu'on les trouvera? Sait-on jamais?
Charmes de la Caroline, Carpinus caroliniana.
Où ailleurs peut-on voir tant d'ostryers de Virginie (Ostrya virginiana) ? L'arbre de taille moyenne n'est pas si courant dans les parcs ou sur les propriétés privées. Puisque l'espace est souvent réduit en milieu urbain, c'est assez étonnant. L'ancienne forêt nous réservait bien d'autres arbres intéressants. Il y a aussi des spécimens de Cerisier tardif (Prunus serotina), Caryer cordiforme (Carya cordiformis), Chêne à gros fruits (Quercus macrocarpa), Frêne blanc (Fraxinus americana) et Frêne rouge (Fraxinus pennsylvanica), Tilleul d'Amérique (Tilia americana) et même Thuja occidental (Thuja occidentalis). Une belle et riche forêt!
Le plus étonnant c'est sans doute la présence ici et là de groupes de charmes de la Caroline (Carpinus caroliniana). C'est sans doute la population la plus importante de ce petit arbre sur toute l'île de Montréal. Certains spécimens ont été planté mais d'autres sont des arbres libres, d'origine naturelle, et cette population s'y reproduit librement. Curieusement, ce simple phénomène de la vie des arbres est aussi rare que cette espèce qui prolifère pourtant si facilement! C'est ce qui arrive quand use de la tondeuse avec discernement!
Gestion différenciée des espaces verts, vous connaissez?
Autour du bosquet : deux espèces d'aubépines (Crataegus spp.). Notez la petite tache jaune sur la feuille.
Autre particularité du parc, les aubépines (Crataegus spp.) : ce sont trois ou quatre espèces qu'on y trouve. Pourtant si caractéristiques de la région montréalaise, les aubépines sont sous-représentées dans nos parcs et autres espaces verts. C'est probablement à cause de considérations strictement phyto-sanitaires dont il faudrait peut-être un jour refaire l'analyse coût/bénéfice. Ces arbres sont effectivement souvent des hôtes intermédiaires pour un champignon (rouille du genévrier, Gymnosporangium clavipes) qui attaque ces conifères (le coût). Mais en fait de source de nourriture, l'aubépine est un irremplaçable garde-manger pour quantité d'abeilles, mouches, chenilles et papillons, sans compter de nombreux oiseaux et les petits mammifères (le bénéfice). Cette rouille ne tue pourtant pas les genévriers mais en diminuerait la valeur esthétique. C'est apparemment suffisant pour avoir décrété indésirable l'arbre super-marché de la biodiversité. Tant d'espèces se trouvent exclues pour la protection d'une seule... Quel perte, ce jugement d'une autre époque!
Vue complète du bosquet, petit échantillon du passé et beau trésor!
Les aubépines croissent à la limite des boisés, en pleine lumière. Souvent les prolifiques nerpruns cathartiques (Rhamnus cathartica) prennent exactement cette place. C'est le cas ici dans un petit bosquet conservé dans le parc. Si les aubépines adultes survivent (quel petit arbre fort!) une masse de nerpruns empêchera par contre leur régénération. Bien que les oiseaux ne fasse pas toujours la différence (ces deux arbres produisent des fruits recherchés) la place écologique occupée par les aubépines est incommensurablement plus grande.
Si les oiseaux n'y prêtent pas attention, que dire des humains qui devraient en savoir un peu plus? Le gestion différenciée appelle notre judicieuse intervention.
Croissance naturelle d'un Charme de la Caroline.
Le bosquet est dans la section nord du parc. Malgré sa petite taille, il nous réservait bien d'agréables surprises! C'était une véritable pépinière spontanée, produisant presque toutes les espèces d'arbres et d'arbustes que l'on trouve dans l'ensemble du parc. Des charmes, érable noirs, chêne à gros fruits (Quercus macrocarpa), ostryers et ormes (Ulmus americana) avec à son périmètre les quelques Aubépines.
Quand on sait l'origine des arbres de ce parc toute la valeur génétique de ces quelques mètres carrés ne peut que réjouir. Ou nous réveiller un peu de nos habitudes. Ici comme ailleurs je ne cesserai de m'étonner de la présence dommageable des nerpruns qui limitent la productivité des lieux et du peu d'empressement à intervenir... Il ne s'agit, après tout, que de l'affaire d'une grosse journée de travail à quelques employés afin de les retirer du bosquet et de favoriser la biodiversité des lieux.
Semis spontané de Charme de la Caroline.
En terme paysager le bosquet offre bien sûr une diversité formelle mais tout son intérêt est au niveau biologique : la biodiversité s'y exerce!
Semis spontané d'Érable noir.
La naturalisation de la nature
L'Arrondissement d'Ahuntsic-Cartierville fait une expérience de gestion différenciée dans ce parc. L'expérience de naturalisation qui a lieu est judicieuse quand on constate les espèces présentes et la grande valeur écologique du parc. Saluons la vigilance des responsables mais notons l'apparent manque de communication avec les résidents riverains. On ne fait pas un travail de communication suffisant. C'est assez habituellement ainsi qu'il en va. Des experts et des fonctionnaires sont occupés à leur travail et négligent d'expliquer aux résidents. Ils négligent ainsi de signifier et de signaler les nombreux arbres intéressants dans ce parc et d'indiquer que ces espèces s'y reproduisent… C'est pourtant le but de l'opération de naturalisation, permettre (entre autre) la reproduction d'espèces rares!
Semis spontané de Nerprun cathartique...
"Soucieuse de bien informer la population, la Division des parcs et des installations souhaite sensibiliser les gens sur l’entretien différencié de la végétation. Depuis plusieurs années, l’arrondissement a révisé les méthodes d’entretien de ses parcs et de ses espaces verts au profit d’un entretien différencié (…) Il ne s’agit pas de laisser à l’abandon ces zones, mais bien d’y intervenir différemment. Traditionnellement, l’entretien de ces zones urbaines consistait en la tonte complète et systématique, de façon régulière. Toutefois, cette méthode entraînait un appauvrissement de la flore, favorisait la présence de pissenlits et d’herbe à poux, tout en occasionnant des coûts élevés d’entretien."
Échantillons de feuilles des arbres du parc. Vous les reconnaissez? (Une autre planche rapido...)
Les personnes rencontrées ce jour-là n'étaient à l'évidence pas parfaitement renseignées… ou d'accord… J'ai eu droit à deux points de vue bien différents, exactement opposés! Mais c'est probablement plus l'attachement de ces deux riveraines à cet espace par qui parlait… Chacune y voit son jardin en quelques sorte… La première que nous avons rencontré est totalement ravie de l'expérience. Devinez si je suis d'accord...
Signore Charles L'Heureux discutant avec Annie Geoffroy, une riveraine fleurie!
Du côté de l'opposition (assez formelle à mon avis) l'argumentation béton que l'on sert est toujours la même : depuis qu'on ne coupe plus l'herbe il y a eu des viols, des meurtres, des chiens se sont blessés sur du verre brisé. C'est connu, un buisson touffu ou de l'herbe haute sont certains de produire les pires monstres. On peut voir les données statistiques sur cette criminalité dans l'herbe folle? Des crimes se produisent dans les stationnements souterrains (ou de surface), des chiens se blessent sur les trottoirs et dans les ruelles. Même dans les maisons! Il faudrait raser tout ça?
C'est évidemment le syndrome "Pas dans ma cour" contre celui du "Oui dans ma cour."
Le biais qu'induit la vision de chacun sur la question est incontournable : si la première me dit "de mon côté du parc nous sommes tous d'accord avec la naturalisation", la deuxième affirme "de mon côté du parc nous sommes tous contre". Cette distribution symétriquement heureuse des opinions convergents est un véritable miracle. Le hasard a fait s'installer du même côté du parc les gens partageant une même opinion. La nature est bien faite, non?
La conversation (animée!) entre nous quatre a quand même assez rapidement conduit à des compromis intéressants. La communication par l'Arrondissement serait assez efficace si on se donnait la peine...
Un intéressant casse-tondeuse. Mode d'emploi : installer ici et là.
Le discours actuel sur la protection des arbres (ou de la biodiversité) passe habituellement par la valeur des services qu'ils nous rendent : ils nous donnent de l'air frais et la filtrent, font de l'ombre et abaisse la température. Des machines à notre service, quoi! C'est un appauvrissement du regard par l'accessoirisation, la commodification, de la biodiversité. Où sont passé les sons et les odeurs, les formes et l'histoire de nos grands voisins? Oserons-nous prendre en compte leur propre vie et un droit à un peu d'espace! Même parmi nous... Les arbres auraient de plus une fonction assez exotique à mon avis : ils haussent la valeur immobilière de la propriété… Les deux riveraines était en effet très fières de posséder un grand chêne à gros fruits ou un beau grand caryer.
Avec raison! Et leur valeur excède de loin nos représentations habituelles...
D'où viennent-donc ces grands arbres? Que font-ils là? Il viennent d'en face, dans ce parc qui était autrefois un forêt. Ils en font partie. Ils sont littéralement (génétiquement) de la même famille. Cette forêt est là depuis la fonte des glaces il y a 8-10,000 ans… Vous aimez l'histoire? Intéressez-vous aussi à l'histoire naturelle, faites place et soyez tolérants envers la biodiversité. Vous avez devant chez vous le Yellowstone ou le Serengeti.
Allez-vous vous plaindre de voir de girafes!
À gauche Quercus macrocarpa et à droite Carya cordiformis. Quel couple à couper le souffle!
La journée magnifique de juin magnifique (si, deux fois) n'était pas encore finie et nous nous sommes dirigés vers le parc Marcellin Wilson.
En chemin il y avait ce grand chêne ci-haut (si haut!) qui nous avait attiré de loin et nous avait fait découvrir le parc De Salaberry. Nous sommes maintenant devant et le ravissement est total. De loin nous n'avions pas vu son compagnon un beau Caryer cordiforme.
Que de beauté!